Le
conformisme et le totalitarisme sont les deux dangers qui menacent l’être
humain à notre époque moderne. C’est ce que pensait déjà, à la fin de années
60, Viktor Frankl, le fondateur de la
logothérapie. En écrivant cela, il avait, selon moi, déjà compris ce qui empêche
l’être humain d’être lui-même, c’est-à-dire d’être responsable et libre de ses
actes et pensées. Dans le premier cas ( le conformisme ), “il peut désirer
faire ce que d’autres personnes font”`; dans le second cas ( le totalitarisme
), “il peut faire ce que d’autres personnes désirent qu’il fasse” (1). Cette
situation de dépendance psycho-mentale, toujours et plus que jamais
d’actualité, est due, selon le neuro-psychiatre autrichien, à un état de “vide existentiel”,
que je nommerai, pour ma part, vide
spirituel. Car, c’est bien de cela dont il s’agit et Viktor Frankl ne me
désapprouverait probablement pas, lui, qui en tant que psychiatre, est l’un des seuls à parler de troubles
“noogènes”, autrement dit de problèmes liés à un manque de sens , c’est-à-dire
à un profond désarroi spirituel.
Diagnostiquée il y a déjà plus de 60/70 ans, cette situation est encore plus
criante et évidente aujourd’hui. C’est sur ce point que Viktor Frankl est très
moderne.
Mais, que le
psychiatre autrichien me pardonne, j’irai plus loin en affirmant que de nos
jours
ces deux écueils peuvent se fondre en un seul
que j’appellerai le “conformisme totalitaire” tellement notre société moderne a
fait accepter à tous les esprits un certain nombre de faits ou de “réalités”
qui ne sont d’ailleurs plus discutés ou contestés, tels le système économique
que l’on baptise aujourd’hui du nom de “libéralisme économique”, c’est-à-dire le
laisser faire ou le laisser aller généralisé, système, on le voit chaque jour, éminemment
destructeur non seulement de vies humaines mais aussi de valeurs essentielles
et élevées, celles justement qui, au-delà de la morale de façade, nous propose
une vraie dimension spirituelle et une existence qui ait du sens ( pour
reprendre les termes de Viktor Frankl )
!
Voici
une bonne introduction à notre débat
d’aujourd’hui : peut-on mêler, dans une même
réflexion, politique et spiritualité sans courir le risque de se
fourvoyer ? A priori, on pourrait penser que ces deux domaines ne font pas bon
ménage et cela n’est probablement pas faux. Mais, le fait de suivre une voie
spirituelle nous interdit-il de nous intéresser à la politique ? Peut-être
pas ! En tout cas, cela implique de prendre de la hauteur face à
l’événement , quel qu’il soit, attitude qui n’est pas toujours facile à
maintenir lorsqu’on s’occupe de politique, car cette dernière nous pousse à une attitude passionnée et partisane.
Si la voie spirituelle exige de nous de prendre nos distances avec notre petite
personnalité, la seconde, au contraire, nous entraîne bien souvent à faire
parler notre ego!
Qu’est-ce que la
spiritualité sinon le fait de s’affronter soi-même avec les questions
essentielles concernant notre existence , notre place et le sens de notre vie
dans le monde ? En réalité, s’intéresser à la spiritualité exige de l’homme un
grand courage, car il n’est pas toujours facile de s’interroger sur ces
questions dans le déroulement concret de notre existence quotidienne. Voir le
monde, la vie, les autres et soi-même selon une perspective spirituelle demande
de nous que nous acceptions avec humilité que la Vie est bien surprenante et mystérieuse,
qu’elle ne se résume pas à quelques schémas analytiques matérialistes et
rationalistes et surtout que l’être humain est plus qu’un ensemble
psycho-somatique façonné par l’environnement et une hérédité génétique. Il nous
faut vivre et explorer cette réalité avec
la plus grande ouverture d'esprit qui soit. Car, s’il y a bien quelque chose
d’éloigné de la spiritualité, c’est
l’intellect qui, avec son orgueil suffisant, prétend tout expliquer à partir de
raisonnements bien “huilés” et pertinents. La Vie se moque de toutes nos prétentions et nous
renvoie à chaque instant à notre état de déréliction, qu’il nous faut de toute
facon accepter au début de notre cheminement, quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, et quel que soit
le système de croyance auquel on se réfère et auquel on se raccroche bien
souvent pour éviter de se poser les vraies questions dans notre "irréductible solitude".
Lorsqu’on emprunte
la voie spirituelle ou lorsqu’on se réfère à la spiritualité et qu’on la place
au centre de notre existence, il nous faut être très prudent si l'on
s’intéresse à la politique, qu’on s’essaye à une analyse ou qu’on émette des
affirmations catégoriques et péremptoires, car on court souvent le risque
d’être “à côté de la plaque” ou de produire un discours et une réflexion
inadéquates, voire ignorantes...Certes, la voie spirituelle ne signifie pas,
loin de là, se désintéresser de la politique, cela signifie l’appréhender d’une
autre manière ..., mais pour cela il nous faut aussi posséder un minimum de bagages
et de connaissances sur les “affaires de la cité”, ses jeux et ses enjeux!...On
ne peut pas se permettre d’être naïf ou ignorant et surtout pas de “faire de
l’angélisme”...
Il s’agit, tout
d’abord, de bien distinguer “le politique” de “la politique”. Le premier nous concerne
tous dans la mesure ou nous sommes, selon la formule désormais consacrée , “des
animaux sociaux”, contraints- consentants ou non - de vivre ensemble. La
deuxième renvoie au domaine, à la “profession” ( en est-ce vraiment une ? ) qui
a pris tous les individus en otages et qui prétend régenter le monde et la
société au nom d’une légitimité auto-proclamée !...Vous conviendrez que la
différence est de taille !
Ce qui me
semble dangereux, c’est l’attitude d’une
catégorie de personnes qui s’occupent de spiritualité et qui en même temps se
considèrent, ou se déclarent hors de la politique, tout en émettant des avis
très catégoriques sur les événements du monde. Ceux qu’on pourrait appeler, de
manière hâtive, des personnes “apolitiques” sont le plus souvent des personnes dépolitisées, qu’elles soient
indifférentes ou ignorantes. Cette situation les amène, dans la grande majorité
des cas, à reproduire un discours
politique officiel, conformiste et “labellisé”, que les dirigeants politiques, quels qu’ils soient, ont envie d’entendre. Elles se retrouvent, le
plus souvent, à soutenir, sans le savoir, l’ordre établi et “la pensée
unique”!
C’est pourquoi, il
est nécessaire et salutaire, sur ce point, de faire la distinction entre ce que
j’appellerai les “faux apolitiques” (à savoir les personnes dépolitisées ) des
“vrais apolitiques”, ceux qui se
mettent totalement en-dehors de la perspective et de la vision politiques/politiciennes
et qui refusent de “jouer” au jeu que nous imposent les “professionnels du
pouvoir”. Je respecte et admire cette deuxième catégorie de personnes et serai
près d’affirmer qu’un individu qui prétend vivre selon une perspective
spirituelle est nécessairement et fondamentalement “apolitique” au sens strict
du terme. Ce qui est trés différent de l’“apolitisme de façade” qui débouche sur le conformisme, lequel est lui-même
la porte ouverte à tous les totalitarismes !
La voie spirituelle
est exigeante, elle ne nous permet pas de jouer sur les deux tableaux !
Elle nous oblige à aller au-delà d’une vision
“mondaine” des choses, elle nous contraint à la plus grande sincérité. Lorsqu’on
se prononce sur un sujet d’actualité ou sur un problème socio-politique précis,
il nous faut toujours être très attentif à prendre de la hauteur par rapport à
l’événement, se méfier des prises de position faciles , souvent “populistes”
qui vont “caresser nos semblables dans le sens du poil” ! Il faut toujours
appréhender la situation ou le thème selon l’angle le plus “généreux”, le plus
“universel”, le plus “sage”, le plus compréhensif et compatissant qui soit...
Bref,
ce n’est pas parce qu’on se place dans une perspective spirituelle qu’il nous
faut délaisser ce qui se passe autour de
nous et dans le monde, sauf si l’on choisit le chemin bien étroit et difficile
du renoncement et de la vie érémitique, mais il nous faudra toujours replacer
chaque situation dans un contexte plus vaste, celui de la spiritualité. En
résumé, c’est la perspective spirituelle qui prime et doit primer sur la vision
politique et sociale, car celle-ci ne se situe qu’au niveau horizontal et non
vertical , celui de l’être. Le spirituel possédera toujours une dimension de
plus que le socio-politique ! Gardons cela bien en vue, pour ne pas nous
laisser entraîner par une attitude
réactionnelle qui risque de nous faire perdre notre équanimité indispensable à
notre développement en tant qu’être complet et non limité par des
caractéristiques sociales, culturelles, familiales, ethnologiques, historiques. Ces derniéres ne représentent toutes que la surface de nous-même en tant
qu’individu possédant un nom et une forme corporelle bien précis, caractéristiques reconnues, malheureusement,
comme étant les seuls critères de notre identité dans ce monde et cette société
actuels!
(1) p.83 de l’ouvrage de Viktor Frankl traduit en français sous le titre Nos raisons de vivre, A l’école du sens de
la vie, Interéditions-Dunod, Paris, 2009, dont le titre original paru en 1969 aux Etats-Unis est The Will to Meaning. Foundations and
Applications of Logotherapy.
Il est dommage que
Viktor Frankl, que je n’ai découvert que récemment, ait été ignoré ou délaissé
en France par les milieux psychanalytiques, car il me semble avoir une vision
beaucoup plus vaste, qui peut combler les vides laissés par une explication
freudienne ou adlérienne de l’existence !